mardi 3 septembre 2013

EXEMPLE DE COMMENTAIRE DE TEXTE REDIGE


Expliquez le texte suivant :

« Le penchant de l’instinct est indéterminé. Un sexe est attiré vers l’autre, voilà le mouvement de la nature. Le choix, les préférences, l’attachement personnel sont l’ouvrage des lumières[1], des préjugés, de l’habitude : il faut du temps et des connaissances pour nous rendre capables d’amour, on n’aime qu’après avoir jugé, on ne préfère qu’après avoir comparé. Ces jugements se font sans qu’on s’en aperçoive, mais ils n’en sont pas moins réels. Le véritable amour, quoi qu’on en dise, sera toujours honoré des hommes ; car, bien que ses emportements nous égarent, bien qu’il n’exclue pas du cœur qui le sent des qualités odieuses et même qu’il en produise, il en suppose pourtant toujours d’estimables sans lesquelles on serait hors d’état de le sentir. Ce choix qu’on met en opposition avec la raison nous vient d’elle ; on a fait l’amour aveugle parce qu’il a de meilleurs yeux que nous, et qu’il voit des rapports que nous ne pouvons apercevoir. Pour qui n’aurait nulle idée de mérite ni de beauté, toute femme serait également bonne, et la première venue serait toujours la plus aimable. Loin que l’amour vienne de la nature, il est la règle et le frein de ses penchants. »

Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’éducation, Livre IV (1762)

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.




[1] L’ouvrage des lumières : ouvrage de la raison



EXEMPLE D'EXPLICATION - ATTENTION - LES TITRES NE DOIVENT PAS APPARAITRE !!!

Introduction

« Nous étions faits pour nous rencontrer ». Ainsi parle l’amant. L’expression évoque l’idée d’un amour prédestiné auquel nous serions conduits à notre insu, nécessairement. Nous aimons croire que l’amour nous guide aveuglément, instinctivement. Nous faisons alors de l’amour un mouvement que la nature imprime en nous.
Mais nous exprimons-nous avec justesse quand nous identifions l’amour à l’instinct ? L’amour est-il un don de la nature que nous partageons avec le reste des êtres vivants ? N’est-il pas au contraire un sentiment qui est le produit d’une culture, le signe de notre humanité ? Ce sont ces questions que Rousseau aborde dans ce texte.
Rousseau nous montre que l’amour, loin d’être assimilable à une tendance instinctive et animale, est un sentiment qui nous vient de la raison elle-même. Sentiment étrange donc puisque sentiment rationnel !
Après avoir soigneusement distingué l’amour de l’instinct sexuel, Rousseau nous montre que le sentiment amoureux révèle la dimension morale et rationnelle de la sensibilité humaine. C’est cette nouvelle conception – paradoxale – d’une raison qui se fait sentiment que nous tâcherons d’éclairer.


I - l’opposition entre l’instinct sexuel et le sentiment amoureux

Rousseau commence son propos par une opposition entre le sentiment amoureux et le « penchant de l’instinct ». Selon lui, tandis que l’instinct oriente l’animal non pas vers un individu particulier mais vers tout individu en tant qu’il est un représentant de l’espèce, l’amour humain nous fait choisir quelqu’un parmi les autres, il est sélectif. Avant de nous pencher sur le sens de cette opposition, nous pouvons nous demander pourquoi Rousseau prend tant de soin à opérer cette distinction. Peut-être parce l’amour et le « penchant instinctif » sont facilement assimilables l’un à l’autre. Tous deux en effet sont orientés vers l’union physique, l’amant ressent pour l’aimé un grand désir charnel, et nous entendons par amour accompli un amour qui s’est réalisé sur le plan sexuel. Quelle différence y a t-il alors entre les deux types d’union ?


1 – L’indétermination de l’instinct sexuel.

C’est contre cette facile confusion que Rousseau nous offre un critère de distinction : l’instinct qui conduit à l’acte sexuel est « indéterminé », à l’inverse le « véritable amour » est d’abord sélection, il est du côté du « choix », des « préférences », de l’ « attachement personnel ». Intéressons-nous au premier pôle de l’opposition : que signifie la phrase « le penchant de l’instinct est indéterminé » ?
Dans un premier sens, une chose est indéterminée quand elle n’a pas de contour défini, de limites précises, de définition claire. Dans un second sens – qui a trait au domaine de l’action et du comportement (dont le « penchant » est une des formes) - nous nous disons « indéterminés » lorsque nous n’avons pas encore fait notre choix, que toutes les options sont également valables, que toutes les solutions se valent. Que nous n’avons aucune raison d’en préférer une à l’exclusion des autres. Que serait donc un penchant instinctif « indéterminé » ? Selon le premier sens que nous avons dégagé, nous répondrons que ce penchant est indéterminé parce qu’il ne porte pas sur quelque chose en particulier, qu’il est général. Pourtant on pourrait objecter que le penchant sexuel et instinctif concerne bien deux individus particuliers parmi tous les autres, qu’il est justement cette orientation qui porte deux individus à s’unir. Par ailleurs, nous savons que l’instinct dicte à l’individu des comportements très précis et rigides dont il ne peut sortir, qu’à ce titre ces comportements sont fortement déterminés (telle abeille ouvrière aura tel comportement précis etc. ). Ce n’est donc pas ainsi qu’il faut entendre l’expression. Il faut alors préciser. Lorsque Rousseau que « le penchant de l’instinct est indéterminé », il veut dire que ce penchant n’a aucune raison de s’orienter vers tel ou tel individu à l’exclusion de tous les autres. Rousseau se réfère ici au deuxième sens de l’adjectif « indéterminé ». Dans l’instinct sexuel, l’individu n’est pas ici considéré en lui-même et pour lui-même, il est l’incarnation, le représentant individuel de son espèce. Il ne peut pas être dit « choisi ».  Ce qui caractérise en effet l’instinct c’est d’imprimer à l’individu un comportement propre à l’espèce tout entière. Si chaque individu vivant est régi par l’espèce, chaque espèce est elle-même intégrée au grand et nécessaire « mouvement de la nature ». « Nature » est ici le nom donné à ce dynamisme qui ébranle tous les vivants, à cette force de vie qui se retrouve partout, indépendamment des différentes espèces. A peine ce mouvement se laisserait-t-il réduire à un seul principe : l’instinct de reproduction.

2 –  L’amour comme sélection

Contre cette indétermination de l’instinct sexuel, le véritable amour implique une sélection qui n’a rien de naturel. Qui suppose au contraire que l’homme se soit affranchit du pur et simple instinct. C’est d’ailleurs pourquoi cette sélection amoureuse se révèlera dans le texte très complexe. Pour exprimer cette élection d’un individu - à l’exclusion de tous les autres – Rousseau a recourt à trois expressions : « choix », « préférences », « attachement ». Autant de manières qui conditionnent le choix de l’être aimé. Quelles réalités recouvrent ces subtiles distinctions ? Pour le comprendre, aidons-nous des trois groupes de termes qui suivent. Rousseau nous explique que « le choix, les préférences, l’attachement personnel sont l’ouvrage des lumières, des préjugés, de l’habitude ». A chacune des modalités de sélection amoureuse correspond donc respectivement une origine. Ainsi le choix vient-il des « lumières ».. Qu’est-ce que les lumières ? A l’époque de Rousseau, influencée par les Encyclopédistes (avec lesquels le philosophe se lia un temps), les lumières se caractérisent par le fait que la raison humaine s’affranchit de la tutelle religieuse et se découvre  une triple capacité : capacité à connaître le monde de manière scientifique, capacité à le transformer de manière technique, capacité à progresser moralement d’un point de vue individuel et collectif. Le choix indique donc une sélection, une élection qui se fait par un usage libre et éclairé de la raison. Choisir en amour, c’est choisir en connaissance de cause, librement, selon les « lumières ». Et c’est choisir selon le Bien. Qui voudrait appeler amour un sentiment extorqué ? Qui ne comprend le désarroi de la jeune Cécile de Volanges1, à qui l’on impose un mari dès sa sortie du couvent ? Que l’amour soit consentement volontaire, nous le comprenons.
La suite du propos de Rousseau est plus difficile à suivre : il nous dit que les préférences – autre figure de la sélection amoureuse – nous viennent « des préjugés », de même « l’attachement personnel » de « l’habitude ». Quoi de plus étranger à la raison que le préjugé puisqu’il est précisément un jugement sans raison, un jugement avant toute forme de procès, de réflexion ? Les Lumières ne sont-elles pas le juste combat contre le préjugé : produit de l’obscurantisme et de la superstition ? Comment associer ces deux conceptions – apparemment contradictoires – d’un amour qui serait à la fois un choix rationnel et une préférence, fruit du préjugé ? De même, l’habitude de laquelle naît l’attachement personnel n’est-elle pas aussi arbitraire et sans raison ? L’habitude de côtoyer l’autre me le rend parfois indispensable au sens où sa présence revêt une épaisseur quotidienne : il suffit alors qu’il me quitte pour me manquer aussitôt. On nomme parfois ce manque et « l’attachement » qu’il révèle : amour. Mais ce lien n’est-il pas né de la transformation du hasard de la rencontre en besoin nécessaire ? Ne serait-il pas alors à mille lieux de tout choix amoureux, s’il est vrai que l’attachement dépend alors moins de la personne que de la durée, du « temps » du compagnonnage ? Et il y a bien autour de nous des couples sans amour qui ne survivent que par les liens rigides de l’habitude !
Ces contradictions ne persistent que si nous voulons séparer tous ces éléments. Ils sont bien distincts mais comme autant de facteurs, d’ingrédients pourrait-on dire, participant ensemble à l’alchimie amoureuse. C’est pourquoi Rousseau peut utiliser la formule paradoxale de « jugements qui se font sans qu’on s’en aperçoive ». Point d’amour sans choix conscient et libre, certes ; mais ce choix est nourri des préjugés sociaux et se confirme dans l’habitude grâce à laquelle les liens, « l’attachement personnel » se resserrent et s’épaississent.
Rousseau veut nous montrer ici que toutes les modalités de l’élection amoureuse ont un caractère commun malgré leur diversité : elles sont toutes issues de la société. Il ne faut pas comprendre ce terme sur un plan sociologique et dire que l’amour est conditionné seulement par l’appartenance sociale, on a vu que ce n’était qu’un élément parmi d’autres. Il faut entendre société de manière très générale comme le regroupement artificiel d’individus. Pour Rousseau en effet, la société humaine n’est pas une association naturelle, elle signe la rupture avec l’état de nature (rupture que Rousseau explique par « un funeste hasard » qui a obligé les hommes à se rassembler pour survivre). Ainsi, Rousseau distingue-t-il, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), « l’homme de la nature » - instinctif et solitaire – et « l’homme de l’homme » - volontaire et sociable. L’homme dans l’état de nature est un être autosuffisant gouverné par l’instinct, tandis que l’homme entré en société se découvre une volonté individuelle, une conscience, en même temps qu’il rentre en rapport avec autrui. Or, quels sont les rapports qui évoquent le mieux l’entrée en société sinon les rapports de distinction et de comparaison par lesquels l’homme s’affirme comme individualité irréductible, parmi les autres ? Comparer en effet, c’est toujours distinguer, faire la différence, entre des choses qui appartiennent à un même groupe, qui possèdent entre elles un minimum de points communs. La comparaison est l’archétype du rapport social puisqu’elle permet à l’individu de se distinguer parmi les siens. L’amour est un sentiment éminemment social puisqu’il est élection, sélection du partenaire. A ce titre, il est très loin du sentiment épuré qu’en font les poètes, il revêt une certaine dureté en participant de la compétition et de l’inégalité sociale (sélectionner, élire, c’est toujours exclure).
Comment juger cette sélection propre à l’amour qui n’est pas simplement le fruit d’un choix conscient ? Que faut-il penser de ce sentiment amoureux qui manifeste notre sortie de l’état de nature mais dont participe le préjugé social ? Il faut bien dire que s’explique ici la perception ambiguë que se font de l’amour la plupart des hommes.

II – L’amour révèle la dimension morale de l’homme

1 – L’amour provoque égarements et qualités odieuses

Cette ambiguïté se retrouve dans le constat que fait Rousseau. L’amour est globalement « honoré des hommes », en même temps qu’ils lui reconnaissent des travers. Que sont ses travers ? D’une part, négativement, il ne purifie pas celui qui est amoureux, i.e. il ne le libère pas de ses défauts, il ne le donc rend pas meilleur. A ce titre, Rousseau n’adhère pas tout à fait à la conception platonicienne de l’Amour. Dans le Banquet, le philosophe antique développe l’idée selon laquelle l’amour est le moyen de parvenir à la contemplation du Beau-en-soi. Il met en scène, à la fin de son dialogue, Diotime - prêtresse de Mantinée - qui révèle que l’Amour est cet élan bien compris qui doit nous mener du désir des beaux corps à la vue du Bien et du Beau en soi, qui sont intelligibles. L’Amour, pour Platon, revêt une dimension pédagogique et édifiante en nous orientant vers le monde des Idées (vers le Bien, le Beau, le Vrai). Rousseau considère au contraire que l’amour n’a pas de vertu cathartique, purificatrice. Par ailleurs, Rousseau va plus loin en affirmant que l’amour peut « produire » des « emportements » et des « qualités odieuses ».
Quels sont ces « emportements » et ces « qualités odieuses » ? Il n’est pas besoin de chercher bien loin. Nous trouvons chez Descartes l’expression de la négativité du sentiment amoureux qu’il situe sur le plan de la « passion ». Qu’est-ce qu’une passion ? C’est pour Descartes le fait de pâtir de quelque chose, de le subir (Patior : j’endure). A ce titre, la passion s’oppose à l’action, le sentiment amoureux à la volonté rationnelle. L’amour est emportement en ce sens qu’il est une émotion – c’est-à-dire quelque chose qui me met proprement en mouvement (motio : mouvement), qui me fait agir – indépendamment de ma volonté, sans raison apparente. Dans une fameuse lettre (Lettre à Chaunut du 6 juin 1647), Descartes rappelle son amour pour une jeune fille de son âge, « qui était un peu louche » : il en conclut que le sage doit se préserver de ce sentiment puisqu’il peut parfois nous faire préférer les défauts aux qualités, le mal au bien. Non seulement l’amour nous fait choisir le mal mais il peut nous conduire à faire le mal. Les « qualités odieuses » que provoquent l’amour sont facilement déterminables : jalousie, méchanceté, injustice. Elles ont toutes une origine commune : le désir exclusif de posséder l’être aimé. Pour posséder l’autre, je peux accomplir des actions que la morale condamne ; par peur de le voir partir, je peux vouloir le retenir à toute force. Par le biais de ce désir de possession, nous retrouvons avec Rousseau l’idée selon laquelle l'amour est né avec la société. Dans l’état de nature, point de propriété, point de volonté de s’approprier les choses, encore moins l’autre homme. « L’homme de l’homme » dispose des choses de manière occasionnelle, pour sa stricte survie, sans vouloir légitimer au yeux des autres cette possession, sans l’instituer en droit de propriété. Ce désir de m’approprier les choses est contemporain de la société et le désir amoureux en est une forme dérivée.

2 – La dimension morale du sentiment amoureux.

Après avoir admis les défauts propres à l’amour, Rousseau arrive à l’essentiel de son propos qui est de réhabiliter le sentiment amoureux. Ce dernier est le révélateur de la dimension morale du cœur humain. A ce titre, les travers que provoque l’amour et les qualités « estimables » qu’il « suppose » ne doivent pas être sur le même plan. Si l’amour est depuis toujours « honoré » des hommes, c’est bien parce que ces « qualités estimables » l’emportent largement sur les menus défauts qu’il produit. En quoi consistent donc ces qualités ? Sur quel plan supérieur se situent-elles ?
Il est d’abord à noter - comme nous le disions en faisant référence à la conception platonicienne de l’Amour – que ces qualités estimables ne sont pas provoquées par le sentiment amoureux. Ce dernier les suppose. Qu’est-ce à dire ? Sans doute, que l’amour ne peut embraser que le cœur qui possède déjà ces qualités : c’est en ce sens que nous disions que l’amour ne rendait pas meilleur Nous pouvons maintenant ajouter que l’amour agit comme un révélateur. Cherchons donc à déterminer quelles sont les qualités que l’amour révèle.
Rousseau nous met en quelque sorte sur la voie lorsqu’il prend soin de rattacher l’amour au plan de la raison et non à celui de la passion. Nous avons vu que Descartes condamnait l’amour parce qu’il était une passion « aveugle » au sens où l’amour nous conduit sans raison. Rousseau semblait d’accord avec cette conception. Comment comprendre qu’il fasse ici de l’amour un produit de la raison ? Ne se contredit-il pas ? Ce que nous disions peut nous aider à comprendre ce point. Sil l’amour est égarement et confusion : c’est seulement dans ces effets. Et Rousseau admet ce constat d’évidence. L’amour peut nous rendre jaloux et méchant.
Néanmoins, Rousseau rejette l’explication cartésienne qui voit dans la cause de ces égarements une irrationalité foncière. Au contraire, l’amour a pour origine la raison, il « nous vient d’elle » ! Il n’y a pas ici contradiction. En effet, si nous jugeons l’amour trop passionnel, c’est parce que nous le jugeons dans ces effets spectaculaires et immédiats. Nous devons l’envisager plutôt dans sa signification plus profonde. « Nous avons fait l’amour aveugle parce qu’il a de meilleurs yeux que nous ». Derrière l’obscurité dans laquelle nous conduit l’amour, il y a une clarté plus essentielle. Clarté telle qu’elle nous aveugle !  Derrière son irrationalité apparente se cache une Raison plus puissante. Nous nous comportons à l’égard de l’amoureux comme les prisonniers que décrit Platon dans la République. Après avoir contemplé la véritable Lumière (celle de l’Intelligible), le philosophe retourne dans la Caverne : ce passage soudain à la pauvre et artificielle clarté de la grotte l’aveugle et l’embarrasse. Les prisonniers le traitent alors de fou, se moquent de lui – tandis que lui seul possède la véritable sagesse, et lui seul a rencontré le Vrai.. Ne nous moquons pas pareillement de l’amoureux : un illuminé qui a perdu sa raison dans la profondeur des yeux d’une fille ? C’est dans la mesure où il possède une sagesse qui nous dépasse que nous croyons l’amour imbécile.
En quoi consiste cette sagesse ? Où réside sa rationalité ? Comment comprendre cette Raison Supérieure qui agit dans l’amour ? Rousseau ajoute que l’amour « voit des rapports que nous ne pouvons apercevoir ». Sa sagesse est dans la pénétration du regard. Nos sens sont comme atrophiés, nous n’apercevons de la réalité que sa surface. L’intimité des choses nous est cachée, l’amour nous la révèle. Il nous révèle des rapports intimes entre les choses, des liens profonds. Baudelaire parlera un siècle plus tard de « Correspondances » : chaque chose, chaque signe – aussi fugace soit-il - renvoie à une signification plus profonde, à la trame même du réel. Dans l’amour se révèle entre moi et l’aimé un lien qui semblait exister sourdement depuis toujours, une union que le désir ne fait qu’actualiser.
Tout ceci s’accomplit dans un aveuglement apparent, dans l’inconscience et l’ivresse. Etrange Raison, donc – qui agit inconsciemment ! Ici, Rousseau distingue implicitement la Raison et la conscience. Cette dernière a la vue courte et superficielle ; l’autre au contraire a le regard lointain et pénétrant. L’essentiel se réalise sans que nous puissions l’ « apercevoir », c’est-à-dire sans que nous en prenions conscience. Nous retrouvons ici l’idée que l’élection amoureuse se réalise à notre insu, comme le disait Rousseau plus haut : « Ces jugements se font sans qu’on s’en aperçoive ». Mais ici Rousseau va plus loin, il dépasse l’ordre de la description sociale pour rentrer dans l’ordre du jugement moral. L’amour n’est pas un sentiment né simplement de la société des hommes, il manifeste la dimension morale de l’homme. Il nous pousse inconsciemment à rétablir un contact avec le bien moral, que Rousseau évoque sous les figures du « mérite » et de la « beauté ». Qu’est-ce que le mérite sinon les qualités morales que l’autre manifeste – courage, bonté, honnêteté par exemple – en tant qu’elles le rendent digne d’estime à mes yeux ? L’idée de mérite est donc moins l’idée d’un ensemble de vertus en soi que l’idée d’un rapport moral à autrui. Rousseau nous dit qu’il ne peut y avoir d’amour de l’autre sans estime de l’autre. L’autre figure de l’amour comme rapport moral à autrui est plus énigmatique. Comment la beauté sensible peut-elle manifester une qualité morale ou spirituelle ? N’est-elle pas de l’ordre de la contingence naturelle ? En fait, nous ne devons pas comprendre l’idée de beauté comme l’adéquation à un canon esthétique rigide : à ce titre tel top model serait à coups sûr vertueux. La beauté au sens de Rousseau doit être prise au sens plus large de charme par lequel s’exprime la bonté intérieure d’une personnalité, la force morale d’un individu. C’est ainsi que Socrate, malgré une apparence physique disgracieuse – il ressemble aux satyres : nez camus, yeux exorbités et gros ventre – possède un charme envoûtant qui captive le bel Alcibiade.
Rousseau termine son texte par un retour à l’opposition initiale entre instinct et amour, nature et raison. Non plus cette fois pour les exclure, mais pour les articuler à la lumière de la découverte de la sagesse de l’amour. Rousseau nous dit que l’amour, non seulement ne vient pas de la nature – ce que nous savons déjà – mais en constitue la « règle » et le « frein ». Qu’est-ce à dire ? Il nous faut sans doute ici retourner au contraste entre l’indétermination de l’instinct et la sélection amoureuse. Ce qui caractérise l’instinct pour Rousseau est précisément d’agir de manière aveugle, de rechercher l’autre sexe en général, en deçà des différences individuelles. Il revêt un aspect frénétique, mécanique puisqu’il n’est gouverné que par le seul principe de reproduction. Ainsi, si l’homme ne connaissait que ce type de penchant instinctif, « toute femme serait également bonne, et la première venue serait toujours la plus aimable ». Ici donc, point d’attachement, de fidélité, de couple, de famille : l’homme serait emporté par le simple élan physique et les individus s’accoupleraient de manière ponctuelle et anarchique. L’amour qui sélectionne le beau et le bien fonctionne bien comme une règle c’est-à-dire comme un principe régulateur des pulsions. Au lieu d’un désir sexuel qui porte sur l’autre sexe indistinctement, l’amour me fait préférer un individu parmi tous. Par là même, l’amour contient le désir sexuel dans des limites raisonnables, il l’empêche de s’exprimer de manière désordonnée et anarchique en le fixant sur un seul objet du désir. Derrière les excès apparents de l’amour se dissimule en réalité une profonde pondération.

Conclusion

Dans ce texte, Rousseau a voulu nous montrer que l’amour n’était en rien un penchant naturel et instinctif dont il faudrait se méfier. Au contraire ce sentiment est le signe de notre rupture avec la nature et de notre entrée dans une sphère spécifiquement humaine.
Bien plus, derrière les désordres passionnels qu’il provoque, il nous révèle notre destination morale. Il est le meilleur guide qui soit pour nous porter vers le Bien : il nous oriente bien plus sûrement que ne le feraient notre conscience et nos froids calculs. Ainsi, Rousseau nous offre-t-il ici une conception de l’amour qui réconcilie le sentiment sourd et la raison qui connaît. La véritable connaissance – celle du Bien moral – s’accomplit paradoxalement souvent à notre insu et à l’aide d’une raison qui sait se faire cœur.



























Notions et problèmes évoqués dans ce texte

Les passions, le désir, l’amour
Les passions sont-elles toujours néfastes ? L’amour n’est-il qu’un désordre ? Le désir fait-il toujours souffrir ? Est-il déraisonnable d’aimer ? L’amour est-il un don de la nature ? Aimer : est-ce un devoir ? L’amour me rend-il meilleur ?

La morale
Doit-on fonder la morale sur la seule raison ? La morale doit-elle se passer des sentiments ? Pour être moral, dois-je être insensible ?


























































2 - «  Le corps vit grâce à plusieurs organes et ressent des pulsions qui sont parfois incompréhensibles. La pulsion de l’amour ne déroge pas à la règle. Elle est à la fois présente en nous mais tout ce qui l’entoure est rempli de mystères. Ce sont ces mystères que Jean-jacques Rousseau tente d’élucider afin de répondre au pourquoi du comment qui fait que l’amour influe tel comportement sur notre personne. Nous allons donc tout d’abord procéder à l’étude ordonnée  de son analyse puis nous verrons en quoi cette analyse répond au problème. »

3 - « Ce texte est un extrait d’une œuvre de Jean-jacques Rousseau qui évoque le sentiment amoureux. La question que celui-ci semble se poser est de savoir si l’amour est purement naturel, instinctif où s’il vient de l’usage de la raison, et en ce sens « honoré » pas les hommes.
Rousseau s’oppose à une idée reçue qui est que l’amour provient de « l’instinct » naturel. Durant tout le texte, il développe son idée. D’après lui, le véritable amour naît d’une réflexion et invoque « la beauté et le mérite ». Il met en opposition l’amour et l’instinct.




Que pensez-vous de ces trois introductions ?

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1 Cf. Les liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos (1782)


Méthode pour la dissertation de philosophie (durée : 4 heures)

Remarque préalable : Une méthode n'est qu'une indication sur la forme que doit revêtir votre travail et sur la manière de l'organiser par étape. Sans une compréhension intime de la question posée, elle ne sert absolument à rien. Elle ne se substitue donc pas à votre réflexion personnelle.


Le principe : il s’agit de répondre à une question de manière rationnelle et progressive. On part d’une idée simple pour aller vers une réponse plus élaborée. La dissertation est une démonstration, pas une suite d’exemples, ni de vagues idées non justifiées.

Le travail préliminaire (1 heure 30)
La dissertation se présente sous forme d’une question qui comporte des termes. La première chose à accomplir est donc de faire jouer les termes entre eux,  de proposer, au brouillon, des réponses immédiates et différentes. Cela permet de trouver des idées, de mieux voir le problème. Ce travail préliminaire est CAPITAL : si vous ne le faites pas, vous êtes disqualifiés, fichus, cuits. Il vous faut être calmes et réfléchis. Comment faire ?

1) Lire le sujet. Il faut d’abord bien comprendre la question, c’est-à-dire savoir en quoi elle est un problème philosophique. Pour cela, il faut essayer de reformuler le problème avec ses propres mots. Ce travail est plus ou moins difficile selon la formulation du sujet. Ce qui compte, c’est de traduire le sujet en termes de concepts (vus pendant l’année ou construits par vous).
Exemple : « L’homme est-il prisonnier du temps ? » est un sujet qui nous oblige à nous demander si le temps rend l’homme moins libre ou au contraire si le temps peut contribuer à le rendre plus libre. Nous avons donc dépassé l’aspect métaphorique de la question en la rendant plus claire et nous avons formulé un problème philosophique.

Il n’y a pas de secret pour comprendre un sujet, il faut simplement prendre son temps et essayer de se souvenir de certaines problématiques vues en cours. Si vous ne comprenez pas spontanément le sujet, c’est normal. Il vous faut le réfléchir et le ressentir.

2) Analyser les termes. On définit chacun des termes en cherchant à donner pour chacun d’eux une définition spontanée et une définition plus réfléchie. Ces définitions devront être bien formulées et assez longues. Vous devez donner également des exemples. Ce travail en effet vous donne l’occasion de jeter sur le papier toutes sortes d’idées sur la question que vous allez exploiter plus tard. Il s’agit donc d’une recherche d’idées, libre mais contrôlée. N'hésitez pas à faire des paragraphes fournis. Dès cette étape, vous cherchez à formuler vos idées de manière précise. 
Exemple a : « Peut-on à la fois obéir et être libre ? ». Liberté = Définition spontanée : faire ce qu’on veut / Définition réfléchie : obéir à des règles que l’on se pose soi-même (autonomie).
Exemple b : « Faut-il être un esthète pour apprécier une œuvre d’art ? ». Apprécier = Définition spontanée : aimer / Définition réfléchie : juger, évaluer.

3) Relier ces termes. La première étape est fondamentale mais n’est pas suffisante. Il faut maintenant retourner à l’unité du sujet, répondre à la question de manière précise et structurée. Cette seconde étape consiste à faire travailler les termes entre eux dans le but de proposer des réponses à la question posée (et qui seront autant de parties du développement). En effet, selon les significations que vous allez donner aux termes du sujet, la réponse apportée au problème ne sera pas la même. Vous êtes quasiment ici à la recherche d'un plan puisque vous articulez deux directions possibles, deux parties différentes.  
Exemple a : « Peut-on à la fois obéir et être libre ? ». Si la liberté consiste en une absence de contraintes, alors on ne peut être libre et obéir, ces deux termes étant contradictoires. En revanche, si l’on approfondit la notion de liberté comme obéissance à des lois de la raison, alors la liberté suppose une certaine obéissance.
Exemple b : « Faut-il être un esthète pour apprécier une œuvre d’art ? ». Si nous insistons sur le sens « subjectif » du mot apprécier (aimer) alors le fait de connaître beaucoup de choses sur une œuvre d’art ne m’apporte rien. C’est l’inverse si je prends le terme dans son sens « objectif » (évaluer juger), l’œuvre d’art devient alors un objet de connaissance. Finalement on débouche sur un problème très intéressant : l’amour nécessite-t-il la connaissance ?

4) Construire le plan. La dernière étape consiste à élaborer le plan de la dissertation (deux ou trois parties). Ce plan doit naturellement découler du travail préliminaire. L’organisation générale est très simple : il y a deux ou trois grandes parties, chacune de ces parties comporte deux ou trois sous-parties. De la première à la dernière partie, il doit y avoir progression : votre première partie expose une hypothèse de réponse plus spontanée. Votre dernière partie doit exposer le cœur de votre réponse qui consiste à dépasser la première partie.. En somme, vous devez conduire par la main le lecteur à votre thèse. Il est important de rédiger au brouillon les titres de ces grandes parties et de ces sous-parties. Il est également nécessaire de rédiger quelques paragraphes pour rendre ces idées plus claires. Achtung ! Un plan se fait autour d'idées (formulées par des phrases claires) et non autour de simples concepts (formulés par des mots). En aucun cas, I - Aimer II - La connaissance,  ne constitue un plan (ou encore : I - Oui II - Non) puisqu'aucune idée précise n'apparaît). 

L’introduction (1/4 d’heure)
Son principe est simple : il s’agit a) d’introduire le lecteur au problème posé, b) de formuler explicitement et conceptuellement le problème. c) Suggérez le plan de votre réflexion. Il convient de la rédiger entièrement au brouillon. L’introduction possède trois étapes.

1) L’incipit, l'accroche : Ce sont les premières phrases de l’introduction, le premier paragraphe. Il s’agit dans ces premières lignes « d’accrocher » le lecteur, de rendre le problème plus sensible. On peut partir d’un exemple historique, littéraire, d’une vérité admise, d’une opinion générale et même d’une citation. On cherche ainsi à dégager l’enjeu humain de la question
Ce qu’on peut dire
« On dit souvent que… »
« Il est fréquent de dire que… »
« On admet généralement que… »
« Prenons un exemple très simple… »
Ce qu’il faut éviter
« De tout temps… »
« Longtemps les hommes… »
« Depuis la nuit des temps… »
« A l’aube du 21e siècle… »

2) La problématique : C’est ici le cœur de l’introduction. Si la première étape était de facture plus littéraire, plus rhétorique, l’énoncé de la problématique est proprement philosophique : on énonce un problème avec des concepts. On va donc reprendre les notions impliquées dans le sujet. Cette étape constitue un éclaircissement, une conceptualisation de l’incipit. Ainsi, si l’on est parti d’une opinion commune on montrera que cette opinion n’est pas aussi évidente qu’elle en a l’air et on formulera un paradoxe. De même, si l’on part d’un exemple ou d’un cas particulier, on interprétera cet exemple en termes philosophiques, avec des concepts.
Ce qu’on peut dire
« Cette évidence ne semble pourtant pas aller de soi, en effet … »
« Or, il nous paraît que cette conception première peut être dépassée… »
« Un paradoxe apparaît dès lors que l’on analyse d’un peu plus près cette opinion commune… »
« Cet exemple nous montre, nous apprend que… »

3) Les questions : Il s’agit ici de décliner le problème sous forme de questions. On essaiera d’en poser deux ou trois : la première est une reprise de la question initiale. Les autres devront grosso modo correspondre à chacune de vos parties.
Exemple : « Peut-on à la fois obéir et être libre ? »
Le plan trouvé
I – L’obéissance nous empêche d’être libre (car la liberté consiste à être libéré de toute contrainte).
II – Mais le monde est rempli de contraintes donc nous ne sommes pas libres.
III – En approfondissant le concept de liberté, nous trouvons qu’il suppose l’obéissance à des contraintes.
Les questions possibles  formulées dans l’introduction
N’est-il pas évident que, de prime abord, obéissance et liberté s’opposent ?
Mais cela n’implique-t-il pas une conception réductrice de la liberté ?
Ne peut-on pas concilier liberté et obéissance ? Mieux, n’y a-t-il pas une obéissance qui rend possible la liberté ?

La rédaction du développement (2 heures)
 Si le travail préliminaire a bien été rempli,  la rédaction du développement est une formalité : il suffit de suivre le plan et de développer le plus à fond possible les idées que l’on a trouvées. Toutes les idées doivent s’enchaîner de manière organique, qu’il s’agisse des grandes parties ou des sous-parties. En aucun cas un développement n’est un catalogue, une énumération. Il vous faut hiérarchiser, catégoriser les idées que vous allez développer en fonction de la thèse que vous soutenez (qui fera l’objet de votre dernière partie). C’est pourquoi on distinguera des idées forces, générales et celles qui vous serviront à les soutenir ; de même on soignera les transitions (phrases de synthèse + une question qui ouvre à la partie suivante). 
En gros, l’aspect de votre développement doit être le suivant.
I – Première partie : L’idée générale que l’on va chercher à dépasser (cette partie peut consister en l’approfondissement de l’opposition ou du paradoxe aperçu dans l’introduction)
1)       Première sous-partie : idée secondaire qui appuie l’idée générale
2)       Seconde sous-partie : autre idée secondaire qui appuie l’idée générale, plus importante que la première idée secondaire.
3)       Transition : on montre que le problème n’est pas entièrement résolu par cette première idée. On formule une question.
II – Deuxième partie : Dépassement de l’idée première, on éclaire le sujet sous une autre lumière (selon l’approfondissement que l’on a opéré dans les définitions des termes en jeu). Vous commencerez à proposer votre thèse.
1)      
2)      
3)       Transition : ...
III – Troisième partie : elle est bienvenue, elle consiste à appuyer encore votre thèse en approfondissant encore la question.
1)      
2)      
3)      
La conclusion (1/4 d’heure ou à l'arrache)
Il est préférable de la rédiger à la fin, dans la suite logique de la dernière partie. Elle consiste à reprendre la question et à y répondre de manière synthétique, c’est-à-dire en refaisant le chemin parcouru de manière plus nerveuse et essentielle. On peut distinguer deux moments dans la conclusion: 1) Retour sur les étapes de l’argumentation - 2) Insistance sur la dernière partie c’est-à-dire sur la réponse apportée

Exemple de dissertation entièrement rédigée : "Une activité inutile est-elle pour autant sans valeur ?"

AVANT DE LIRE CE CORRIGE
- Réfléchissez d'abord par vous-même à la question et essayez de construire une problématique par vous-même
- Pour des raisons de clarté, le titre des parties apparaît ici, le plan ne doit pas apparaître dans votre copie


REMARQUE SUR LE SUJET :
- Comme la dissertation que vous avez à rendre, la question posée est construite sur une opposition qu'il s'agit d'analyser, d'interroger puis dépasser : "l'inutilité" est-elle incompatible avec l'idée de "valeur" ? Au contraire, ne peut-on pas découvrir un lien intime entre les deux ?  

"Une activité inutile est-elle pour autant sans valeur ?"

[Introduction]

Nous marchons pour rejoindre tel endroit, nous travaillons pour gagner notre vie, nous faisons du sport pour entretenir notre forme. Il n’y a point d’activité qui ne soit orientée vers un but déterminé. Tous les hommes s’affairent, s’activent, produisent des richesses et des biens. Nul doute que l’ensemble des activités humaines ait une utilité, et c’est cette utilité qui en fait la valeur. Il n’y a qu’à jeter un regard sur toutes ces constructions, ces œuvres humaines : leur évidente matérialité suffit à justifier et à valoriser les énergies et le travail qu’elles ont nécessités. Néanmoins, quand nous sommes fatigués de ce monde hyper actif, nous souhaitons le retrait, nous rêvons non à une passivité facile, mais à l’activité gratuite, dont le luxe est de n’être pas jugée à l’aune de son résultat. Il nous semble alors que par la lecture désintéressée, la balade improvisée, nous retournons aux « vraies valeurs » de l’existence.
Si bien que se demander si une activité inutile peut revêtir de la valeur nous plonge dans la perplexité. D’un côté, notre être social, sommé d’agir avec efficacité et rendement, ne comprend pas comment quelque chose d’inutile peut avoir une quelconque valeur. D’un autre côté pourtant, nous comprenons le sens profond d’une telle interrogation : il y a dans l’idée de valeur une richesse qui excède l’idée d’utilité, et même qui l’exclut.
D’où vient donc que l’activité inutile peut être jugée de manière aussi radicalement opposée ? Pourquoi l’utilité et la valeur sont-ils des concepts si proches qu’il est difficile d’envisager une activité inutile qui puisse avoir de la valeur ?

 [1] – L’idée qu’une activité inutile puisse avoir de la valeur semble difficilement concevable…

Une première réponse, spontanée, discrédite l’intérêt même du sujet. Elle pourrait se formuler de la manière suivante : une activité inutile est évidemment sans valeur puisque toute activité vise une utilité quelconque, elle reçoit son sens même du but qu’elle vise. Nous allons tenter d’explorer et d’expliciter cette première hypothèse que l’intuition nous souffle. Qu’est-ce qui motive une activité, cet ensemble cohérent de petites actions, sinon un but à réaliser, une œuvre à créer ? Ainsi, l’activité du maçon, de la cimentation des fondations à la mise en place des cloisons, permet-elle la réalisation de la maison. L’activité du maçon est utile lorsque la maison qui en résulte est résistante et constitue un confortable habitat. Que voudrait-on dire si on qualifiait d’inutile l’activité du maçon ? Sans doute que cette activité, par l’incompétence de celui qui la poursuit, est inutile dans la mesure où elle ne permet la bonne réalisation de la maison. Autrement dit, l’activité inutile serait celle qui ne remplirait pas le rôle qu’on lui avait assigné, qui ne déboucherait pas sur la réalisation attendue. Ou encore, pour nous aider de l’étymologie, l’activité inutile est l’activité qui ne constitue pas le bon moyen, l’ustensile, l’outil (tous ces mots viennent du latin uti qui signifie « se servir de » ) efficace pour atteindre la fin escomptée. Elle ne sert à rien. Elle est pure perte d’énergie. De manière inverse, l’utilité d’une activité résiderait dans sa capacité à être le bon moyen pour atteindre un certain but.
Demandons-nous maintenant si l’activité inutile, telle que nous l’avons définie à travers l’exemple du maçon, est effectivement sans valeur. Il nous semble difficile de répondre affirmativement à cette interrogation. En effet, avoir de la valeur consiste à susciter un intérêt pour quelqu’un, à lui apporter un bien quelconque, aussi minime soit-il. Par exemple, cette voiture a de la valeur (marchande) parce qu’elle est l’objet d’une demande sur le marché de l’automobile c’est-à-dire qu’il se trouve des personnes voyant un intérêt dans sa possession. Si personne ne désire l’acheter parce que sa mécanique est déglinguée ou parce que sa couleur est immonde, sa valeur pourra théoriquement décroître jusqu’à la nullité (si sa valeur n’est, dans les faits, pas nulle, c’est parce que le vendeur suppose qu’un probable acheteur sera intéressé par cette vieille carcasse). Ainsi on voit donc mal comment une activité inutile, qui ne sert à rien, pourrait avoir de la valeur : sa raison d’être (ce qui fait qu’il y a une activité) étant précisément d’accomplir un but. Il y a ici comme une équivalence entre l’utilité et la valeur : si la raison d’être de l’activité que je poursuis est la réalisation d’un but et si cette activité ne me permet d’atteindre ce but, alors cette activité n’a aucun intérêt pour moi, elle est pour moi sans valeur.
On est donc conduit, en première analyse, à identifier valeur et utilité : ce qui est utile a de la valeur, ce qui est inutile n’a aucune valeur. Cette première approche ne semble pas satisfaisante car elle ne règle pas le problème que pose précisément le libellé : il ne s’agit pas de savoir s’il y a des cas où l’activité inutile peut être sans valeur, cela nous n’avons pas eu de mal à le montrer. Bien plutôt s’agit-il de montrer s’il n’y a pas des activités qui seraient inutiles et qui auraient pourtant une valeur. De manière plus radicale et conceptuelle, il faut interroger le sens même de l’identification opérée par notre première réponse entre utilité et valeur.

[2] – …si l’on identifie trop rapidement utilité et valeur. En distinguant ces deux concepts, on peut concevoir la possibilité d’une activité inutile qui aurait tout de même de la valeur.

La possibilité d’une activité inutile et pourtant non dépourvue de valeur suppose que valeur et utilité ne coïncident pas. Ceci nous est soufflé par les mots eux-mêmes : utilité et valeur sont deux concepts distincts qui doivent bien recouvrir deux réalités différentes. Tentons de préciser à présent cette seconde hypothèse : si toute activité utile a bien de la valeur, puisqu’elle sert à la réalisation d’un but et qu’à ce titre elle possède un intérêt pour celui qui poursuit ce but – toute activité qui a de la valeur n’est pas pour autant utile. C’est cette seconde hypothèse qu’il faut maintenant tester. Reprenons notre définition de l’activité inutile : est inutile une activité qui manque le but qu’elle s’était proposée d’atteindre. Reprenons notre courte définition de la valeur : quelque chose a de la valeur dès lors que son existence revêt un intérêt. On aperçoit bien ici en quoi l’identification des deux notions est aisée : leurs définitions respectives sont très proches.
Pourtant, il s’en faut de beaucoup pour qu’elles soient identiques. On remarque tout d’abord que des deux définitions, celle qui est la plus précise et la plus claire est celle de l’utilité. Elle offre effectivement un critère facile de reconnaissance de l’utile. Est utile, ce qui est le bon moyen pour atteindre une certaine fin. Rien de plus clair car ce critère se situe au plan du résultat technique, d’une efficacité vérifiable par tous et qui de l’ordre du constat : le but est effectivement atteint ou manqué. En revanche, la définition de l’idée de valeur est plus vague. Si la valeur se mesure à l’intérêt qu’offre l’existence de quelque chose, il existe autant de valeurs que d’intérêts suscités ! On voit bien que le concept de valeur recouvre une multitude de réalités distinctes : que l’on peut concevoir des valeurs qui seraient soit marchandes, soit morales, ou encore esthétiques etc. C’est que la valeur suppose la référence à une échelle idéale que chacun peut concevoir différemment. L’expression : « nous ne partageons pas les mêmes valeurs » veut bien dire que nous ne jugeons pas des choses avec les mêmes critères. Accorder de la valeur à quelque chose est un procédé fort complexe : cela suppose le choix d’un critère qui peut varier d’un esprit à l’autre, et cela suppose que ce critère n’est pas le seul possible. Tant et si bien que l’identification que nous opérions entre utilité et valeur paraît s’avérer fautive. Le concept de valeur déborde largement celui d’utilité. L’utilité n’est pas le tout de la valeur.. Disons-le plus précisément, l’utilité n’est qu’une valeur particulière. Une activité utile possède donc bien une valeur en vertu de son utilité mais parce que le critère choisi, l’échelle de valeur considérée est celui de l’utilité. Nous pourrions envisager d’autres échelles de valeur, d’autres critères de jugement. 

[3] – La valeur et l’utilité d’une activité peuvent être en raison inverse : le cas du plaisir.

Que serait donc une activité inutile qui aurait par ailleurs de la valeur ? Nous avons vu qu’une activité - se définissant comme un ensemble d’actions visant un but - était inutile dans la mesure où elle n’atteignait pas le but qu’elle s’était fixé. La difficulté n’est pas mince et s’exprime ainsi : trouver une valeur autre qu’utilitaire à quelque chose (l’activité)qui n’existe qu’en vertu de son utilité même (toute activité visant un but)! Ainsi on peut bien imaginer qu’un objet qui n’a pas d’utilité, c’est-à-dire qu’il ne réalise pas un but déterminé, peut tout de même avoir de la valeur : esthétique, sentimentale etc. puisqu’un objet n’est pas forcément fabriqué dans un but utilitaire. Ainsi, le nounours qui trône sur mon oreiller a bien de la valeur pour moi – une valeur affective – même s’il n’a aucune utilité effective (cela fait bien longtemps que je n’ai plus besoin de lui pour m’endormir).
Or, toute activité, à tout le moins humaine, est orientée vers une fin déterminée. Une activité inutile serait totalement sans valeur. Peut-être est-ce en approfondissant ce que nous entendons par l’inutilité d’une activité que nous sortirons de cette difficulté. Nous disions qu’une activité est inutile lorsqu’elle échoue dans la réalisation d’un projet, d’une fin, d’un but. De fait, il y a deux manières d’expliquer que le but n’est pas atteint.
Première manière : le but de l’activité est extérieur à l’activité elle-même et cette dernière manque effectivement le but pour des raisons accidentelles et techniques. C’est le cas, dont nous avons parlé plus haut, du maçon incompétent qui ne réussit pas la maison. L’activité du maçon et la maison une fois finie, le moyen et la fin sont dits extérieurs l’un à l’autre parce que l’on peut les concevoir séparément. On peut penser par exemple que les travaux de construction pourraient être réalisés à l’aide de robots, que le travail du maçon et sa technique propre ne sont donc pas nécessairement liés à la maison comme produit fini. Dit autrement, moyens et but sont extérieurs lorsqu’on peut atteindre le but par d’autres moyens. C’est en ce premier sens que l’on comprend généralement l’idée même d’activité.
Deuxième manière, celle-là nouvelle : une activité est inutile, non parce qu’elle n’atteint pas un but préposé et extérieur à elle, mais parce qu’elle ne vise pas d’autre fin qu’elle-même ! En un sens, elle ne réalise rien qui soit extérieur à elle, elle ne sert à rien, elle est inutile, mais cela en vertu même de sa nature. On se demandera si ce type d’activités, étranges et sans but clair, existe réellement. Si toute activité n’a pas sa raison d’être, comme nous le disions au début de notre étude, dans la production effective de quelque chose. Prenons pour s’en convaincre l’activité du collectionneur. De prime abord, cette activité est tendue vers une fin déterminée : l’accumulation, la thésaurisation d’objets partageant un caractère commun.  Le collectionneur patenté se lève dès potron-minet le dimanche pour explorer brocantes et marchés aux puces, passe des journées entières à marchander, échanger, acheter. Autant, d’étapes visant à enrichir sa collection, autant de menues actions ayant pour fin la réalisation de sa collection. Nous n’aurions donc pas dans cet exemple l’illustration d’une activité qui a sa fin en elle-même et notre exemple serait mal choisi.
Mais avons-nous bien analysé cet exemple ? N’avons pas manqué de sens psychologique et posant comme unique but au collectionneur la simple accumulation d’objets ? Le collectionneur ne trouverait-il pas quelque intérêt à son activité elle-même ? Cette dernière n’aurait donc pas son sens et sa valeur dans l’objectif qu’elle poursuit mais dans elle-même et pour elle-même. Précisons : si vous interrogez le collectionneur, il vous dira que flâner dans les vieilles boutiques, se lever aux aurores, discuter avec le chaland ou le marchand est pour lui un véritable plaisir. Par conséquent, cette activité porte en elle une valeur qui ne se réduirait pas à son utilité ; le collectionneur peut bien revenir les mains vides, il aura éprouvé un certain plaisir.
On pourra ici objecter que cette activité, dans la mesure même où elle lui procure du plaisir, est bien utile.  Mais ce serait commettre sans aucun doute une extension de langage. L’utile, avons-nous vu, est ce qui constitue le moyen efficace d’atteindre une certaine fin. Il y a nécessité de distinguer dans l’utile ce qui est le moyen de ce qui est le but. Or, dans le cas du plaisir, moyen et fin coïncident. Dans l’activité elle-même. Expliquons-nous : on ne peut concevoir le plaisir de flâner, par exemple, sans l’activité même de la flânerie. Le plaisir est, en quelque sorte, coextensif à l’activité qui l’accompagne. Le plaisir de la flânerie n’est pas le même que celui de l’activité sportive. Moyen et fin coïncident dans le cas du plaisir en ce sens qu’on ne peut imaginer d’autres moyens que la flânerie pour éprouver le plaisir de la flânerie ! Cette dernière tautologie manifeste que les concepts de moyen et de fin, d’utilité ne sont pas adéquats pour expliquer le phénomène du plaisir. Or, personne ne niera que le plaisir tiré d’une activité ne constitue pas un intérêt ; mieux, une valeur. C’est-à-dire quelque chose qui permette de donner un prix aux choses et par-là même qui puisse offrir le principe de toute une existence. La flânerie n’est pas seulement le plaisir du collectionneur qui ne trouve pas : elle peut être un style de vie. Approfondissons davantage cette idée du plaisir érigé en valeur et qui philosophiquement se nomme « hédonisme » car il nous paraît précisément que la valeur-plaisir se définit à l’encontre de toute valeur-utilité. Que nous dit le véritable hédoniste, celui qui prétend goûter aux choses de la vie et exister selon son bon plaisir ? Et bien précisément qu’il accueille la vie comme elle est, qu’il respecte les choses telles qu’elles sont. A ce titre, le véritable hédoniste ne doit pas être confondu avec le vulgaire soudard. Ce dernier en effet jouit des choses en se les appropriant violemment ; en somme, il se sert du monde en en faisant l'instrument de sa jouissance égoïste. Ici, nous sommes dans le cadre de la pensée utilitaire qui en voit en toute chose un moyen de me satisfaire. Toutefois le véritable plaisir ne vient-il pas de l’acceptation d’une singularité, de l’accès à un ordre qui m’était précédemment caché et auquel je vais adhérer activement ? Le plaisir n’est-il pas lié à la surprise d’être soudainement arraché à mes propres projets, à mes propres intentions, à mes propres préoccupations pour me fondre dans l’épaisseur des choses elles-mêmes ? En résumé, le plaisir serait le couronnement d'une activité qui n'aurait pas d'autre fin qu'elle-même, dont la signification pour celui qui la poursuit ne résiderait pas en dehors d'elle.

[Conclusion]

Reprenons brièvement les trois étapes de notre réflexion. Après nous être demandés pourquoi la valeur d'une activité semblait résider dans son utilité, c'est-à-dire dans son efficacité à réaliser un but; nous avons découvert que le concept de valeur pouvait largement excéder celui d'utilité. En explorant cette possibilité nous sommes parvenus à cette conclusion surprenante : une activité inutile peut revêtir de la valeur dans la mesure même où elle est inutile.
Par cette conclusion nous retrouvons ce lien intime qui tient ensemble utilité et valeur ; non plus comme deux concepts interchangeables, mais comme deux réalités adverses.